Nouvelle écrite en Novembre 2012 et récompensée du 2nd prix Claude Nougaro 2014, section "nouvelle".
« Connard. »
C’était le seul mot qui ressortait clairement entre
ses couinements de souris – et il se faisait récurrent. Repliée sur elle-même,
les genoux appuyés contre le volant, elle essuya d’un geste rageur la goutte
qui lui chatouillait les narines. Le bras tendu au maximum, elle tenta de caser
son mouchoir sale dans le cendrier qui recrachait déjà son trop plein de
chagrin. Le kleenex malmené rebondit sur les emballages de barres chocolatées
et alla rouler côté passager, se mêlant aux tickets de caisse et de parking qui
jonchaient la moquette. Face à ce nouveau coup du sort, elle ne put s'empêcher
de laisser échapper un gémissement plaintif et prit une longue respiration à
travers son rideau de larmes. Hoquetant, reniflant, elle se tortilla dans sa
doudoune pour essayer de rattraper le pauvre monticule de papier-tissu
détrempé, s'étirant par-dessus le levier de vitesse qui lui rentrait dans la
hanche. Elle l'effleura du bout des doigts, s'entêta encore un peu jusqu'à ce
qu'il finisse par être totalement hors de portée. Elle pesta, râla, se cogna la
tête contre la boîte à gants et se redressa brusquement pour s’affaler contre
le dossier et pleurer un peu plus, humiliée, vaincue.
Pourquoi ? Pourquoi la vie s’acharnait-elle ainsi
contre elle ? Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter pareille punition ? Pourquoi le moindre de
ses efforts se soldait-il forcément par un échec, elle qui, pourtant,
s'évertuait toujours à faire de son mieux ? L'injustice écrasante de sa
situation l'accablait de tout son poids, la plombait d'une apathie de pierre.
Lentement, elle laissa sa tête couler sur le côté. Impassible, indifférente, la
pluie se déversait au-dehors en averses ininterrompues, s'abattait sur la
carrosserie en un martèlement incessant, dégoulinait sur les fenêtres,
s'infiltrait dans les nervures des pneus, s'écrasait sur le trottoir,
remplissait les caniveaux jusqu'à ce qu'ils vomissent des flots torrentiels et
écumeux qui emportaient déchets et mégots dans leur tourbillon. L'eau tombait
si dru que les contours de la voiture se dissolvaient pour ne dessiner qu'une
fontaine urbaine misérable, involontaire. La violence des précipitations était
telle qu'on aurait cru à un châtiment divin. La joue tristement appuyée près de
l’appuie-tête pelucheux, elle regarda les gouttes d'eau glisser sur la vitre.
Elle aurait bien aimé couvrir le vacarme que provoquait ce déchaînement naturel
avec un peu de musique romantique, fond sonore tout désigné pour la situation
présente, mais le lecteur CD ne fonctionnait plus. A cause de lui d’ailleurs,
puisque c'était lui qui avait voulu passer cet album de métal tout pourri qui
avait déréglé le mécanisme et était resté coincé dedans. Connard.
Une légère brume s'élevait au-dessus du trottoir,
fumet grisâtre qui se perdait dans la mélancolie ambiante. Tout se fondait en
une grisaille monochrome, uniforme, éteinte et déprimée. Les couleurs s'y
engluaient, fanées, délavées. Même le rose fuchsia de sa Mini Cooper se noyait
dans le gris environnant. Seulement à l'intérieur subsistaient quelques teintes
colorées, mais elles paraissaient ternes elles aussi, mornes, sans le moindre
éclat. Pourtant, elle avait choisi elle-même les housses vert pomme de ses
sièges. Le vert pomme, c'est la couleur pêchue par excellence. Assortie au jus
de citron vert qu'elle buvait le matin pour se donner du tonus. Assortie à la
pomme Granny qu'elle croquait à pleines dents en sortant de la salle de sport.
Et assortie à son vernis à ongles du moment – mais il ne s'agissait là que
d'une coïncidence. Amorphe, elle s'abandonna à la contemplation de ses mains
récemment devenues parfaites.
Il y a quelques jours de cela, elle s'était en effet
laissé convaincre par les arguments sans faille des magazines féminins de son
amie Graziella – et par Graziella elle-même, en couple depuis des années :
il fallait absolument qu'elle se rende au moins une fois par mois chez
la manucure. Parce qu'un homme, ça se capture (relativement) facilement –
n'importe quel boudin en est capable. Un homme bien, c'est déjà beaucoup plus
difficile à trouver. Alors une fois le jules idéal miraculeusement dégotté, le
plus dur reste encore de le garder. Autrement dit, ne plus le laisser partir.
Autrement dit, ne pas lui donner envie d'arpenter d'autres rayons. Autrement
dit, se donner les moyens de le garder. Et en jetant un coup d’œil aux ongles
bien blancs, soigneusement limés, qui faisaient défiler les pages glacées du
magazine pailleté sous son nez, elle avait fini par se dire que ça ne coûtait
rien d'essayer. Enfin si, ça coûtait quelque chose, justement. Mais aller chez
la manucure, faire rafraîchir sa coupe de cheveux, renouveler sa garde-robe et
acheter des parures de lingerie irrésistibles, tout cela lui avait semblé de
bons investissements, qui allaient de soi. C'était le package
indispensable à la pose de fondations solides pour un couple flambant neuf.
Toute entreprise nouvelle demandait bien, après tout, un certain capital de
départ. Du moins, c'est ce qu'elle avait cru. Si elle avait su...
Le goût amer de la déception remonta dans sa gorge et
ses yeux s'humidifièrent. Connard. Il ne les valait même pas, ces putains de 50
€. Combien il avait dépensé pour elle, hein ? Même pas 50, même pas 10 €... Ah oui, non, attends,
il avait quand même payé pour cette fois, là, au cinéma... et puis, quand ils
sortaient, il avait quand même tendance à... Oui, bon, il avait pas mal mis de
sa poche, on pouvait le lui concéder. Mais niveau cadeaux, il n'arrivait pas à
la cheville du mec de Graziella. Le seul témoignage de son « amour »,
de leur amour ridicule qui n'avait même pas passé le cap des trois mois,
c'était cette peluche, cette peluche minable au regard mort qui se balançait
lamentablement sous le rétroviseur, un diffuseur de parfum chimique gerbant à
la fraise. Et puis c'était quoi cet animal, d'abord ? Un renard croisé
avec un ours ? Qui avait pu concevoir un truc aussi grotesque ?
Comment avait-il pu penser qu'elle puisse être contente de recevoir un truc
pareil ? Et comment avait-elle pu être réellement contente de recevoir un
truc pareil, et le remercier, le remercier en minaudant de son truc moche, qui
empestait sa bagnole et diffusait aux alentours un sourire débile, faux,
sirupeux, ironique, narquois, mais MERDE ! Elle allait dégager vite fait
cette saloperie ! Ses doigts étouffant un couinement de protestation
pathétique, elle l'empoigna avec véhémence, tenta de l'arracher, manqua
déboîter le rétroviseur, se débattit un instant avec la ficelle qui était
enroulée autour, réussit enfin à la détacher, ouvrit violemment la portière et
balança la peluche, toujours souriante, à l'extérieur, sous la pluie battante.
Furibonde, elle se jeta contre son siège, le visage à
nouveau trempé par les larmes. Puis s'effondra sur son volant, la tête dans les
bras, les épaules secouées de sanglots. Elle ne s'arrêta de pleurer qu'après
avoir survécu à une quinte de toux si violente qu'elle craignit un instant
s'être décollé la plèvre. Elle se moucha plusieurs fois, ferma les yeux et
tenta de se calmer. Elle essaya de se souvenir des exercices de relaxation de
son cours de yoga. Mais ses pensées ne cessaient de tourbillonner en un vortex
de plus en plus étourdissant. Elle finit par laisser tomber, encore plus
exténuée qu'avant. Qu'elle aille se faire foutre, sa prof de yoga, avec ses
jambes de gazelle, son sourire figé, sa bonne humeur factice et sa petite
phrase philosophico-bouddhiste de fin de séance à la con. Bonté et amour pour
son prochain, tu parles. Trop bon, trop con, ouais. Quelle connasse. Et quel
connard.
Prise d'un accès de rage, elle se mit à fouiller dans
sa boîte à gants, dans les recoins des portières, vérifia le tapis et les
sièges arrière, vida son sac à main et en étala le contenu, puis, en désespoir
de cause, renonça, l'énergie l'abandonnant aussi vite qu'elle était revenue. Elle
se recroquevilla un peu plus sur elle-même, disparaissant presque sous la
fourrure synthétique humide de son manteau. Plus aucun carré de chocolat à
portée de main, elle avait déjà tout englouti. Mais cela n'avait comblé en rien
le vide sidéral qu'elle ressentait au fond de son ventre.
Ce vide qu'il avait créé en prononçant les mots
« c'est fini. ».
Connard. Après tous les efforts qu'elle avait faits.
Dire qu'elle s'était faite belle pour lui, cet après-midi. Tout ça pour se
faire abandonner, d'un coup, sans raison. Ses cheveux mouillés lui tombaient en
mèches désordonnées sur les yeux, lui picotaient les narines. Son maquillage
devait avoir coulé. Quand elle y pensait... Toutes ces fois où elle était
sortie de chez elle, toute guillerette ; toutes ces fois où elle avait
claironné devant ses amies, faussement modeste, qu'elle avait rendez-vous avec
lui. Lui, lui, toujours lui. Elle avait tellement misé sur cette histoire. Et
voilà qu'elle se faisait plaquer. Plaquer, c'est ça, elle s'était fait plaquer.
Plaquée, lourdée, larguée, jetée. Balancée aux ordures, reléguée à la décharge.
Non, tout ce qu'on avait vécu ne valait rien, rien du tout – et je n'ai pas
besoin de toi, tu ne m'apportes rien. Tu n'en vaux pas la peine.
Tu ne vaux rien.
Je préfère encore être seul.
Elle se retrouvait à nouveau seule. Elle ne voulait
pas être seule.
En tâtonnant à la recherche d'un mouchoir, sa main
tomba sur la lettre de la mairie. Elle en connaissait déjà le contenu. Et elle
ne voulait pas la lire. Elle n'avait pas envie de la lire, la stupide nouvelle
de sa sœur qui venait d'être primée. Elle ne savait même pas, avant de lire son
dernier mail, qu'elle aussi avait participé au concours. Derrière son écran,
elle avait formulé des félicitations explosives de bonne humeur. Pour ensuite
aller noyer sa déception dans un pot de glace. Et voilà qu'on lui renvoyait à
présent son échec en pleine face, en lui adressant le recueil des nouvelles
gagnantes. Comme si elle pouvait avoir envie de le lire.
Une bouffée de colère l'envahit et elle déchira
l'enveloppe, voulut mettre en pièces les feuillets cartonnés et ce nom, écrit
noir sur blanc, qu'elle portait elle aussi et qui désignait quelqu'un d'autre.
Mais le papier était trop épais, elle parvint à peine à le froisser. Ses
pointes lui piquaient la paume des mains. Machinalement, elle fit craquer le
cahier et tenta de le remettre à plat.
Fixant la couverture d'un œil éteint, elle repensa à
tout ce temps passé devant son ordinateur. Toutes ces séances d'écriture
nocturne relevées par le goût âpre de la caféine. Tous ces cours de marketing
pendant lesquels elle n'avait fait que gribouiller, corriger, repenser,
reprendre sa nouvelle. Sa fatigue aussi, la lassitude, l'insatisfaction, le
désespoir parfois. Sa fierté devant les phrases qui se formaient, se liaient
les unes aux autres, s'agençaient devant ses yeux. Ses espoirs enflés par une
prose qu'elle avait eu l'impudence, la prétention de juger bonne – ou digne
d'intérêt, au moins. Mais elle s'était trompée. Pourquoi s'y était-elle même essayé ?
Quelle présomption avait bien pu la pousser à tenter sa chance malgré son
absence manifeste de talent ? Bien sûr que c'était sa sœur qui avait
remporté la couronne. Si elle avait su qu'elle enverrait un texte au même
concours qu'elle, elle ne se serait même pas fatiguée à concourir. C'était
toujours elle qui récoltait tout – le privilège de la cadette. C'était elle
l'artiste de la famille. Qu'est-ce qu'une étudiante en management pouvait bien
comprendre au pouvoir de la littérature ? Elle n'avait pas sa
personnalité, son charisme, son assurance. Son sex-appeal. A la voir évoluer,
tout semblait d'une simplicité enfantine. Un avenir radieux lui tendait les
bras, un destin lumineux l'appelait à elle depuis toujours, lui fournissant
juste ce qu'il fallait d'obstacles pour parsemer ses créations artistiques
multiples et variées. Tout lui avait toujours réussi, à elle. A ses jolis yeux
verts et son sourire solaire.
Le mouvement rapide d'une silhouette sombre tout près
d'elle lui fit lever la tête. Quelqu'un qui courait se mettre à l'abri, sans
doute. Qui rentrait se mettre au chaud. Peut-être était-ce un de ses voisins
d'en face, un de ceux qu'ils s'amusaient à espionner depuis la fenêtre de sa
cuisine quand ils mangeaient tous les deux. Elle jeta un coup d’œil automatique
vers son immeuble. Son estomac fit un bond et elle se plaqua contre son siège,
aux aguets. Elle aurait reconnu ce blouson rouge entre mille : c'était lui
qui était là, sur le seuil. Pourvu qu'il ne remarque pas que sa voiture était toujours
là. Elle essuya discrètement la buée pour ne manquer aucun de ses gestes. Elle
le regarda hésiter devant les marches, rabattre sa capuche et s'élancer sous la
pluie. Il s'engouffra dans sa R5.
Dans sa main gauche un bouquet de fleurs.
Le connard. Elle le savait, elle en était sûre. Il la
quittait pour une autre. Sans doute son ex, dont il ne pouvait pas s'empêcher
de parler. Eh bien qu'il aille la retrouver, si elle était si bien, si elle
était si parfaite pour lui, cette pétasse. Et qu'il ne revienne pas en pleurant
une fois qu'elle lui aurait brisé le cœur une seconde fois. Ça lui apprendra.
Mais en attendant, il ne pouvait pas s'en sortir aussi facilement. Oh non. Il
allait payer pour tout le mal qu'ils lui avaient fait, lui et tous les autres,
pour toutes ces fausses promesses, ces gentils mots doux qu'il avait bafoués en
la bazardant sans prévenir. Il saurait qu'elle n'était pas dupe, qu'elle savait
de quoi il retournait vraiment. Il ne la prendrait pas pour une conne plus
longtemps. Il ferait moins le malin. Oh oui, il verrait qu'on ne lui faisait
pas croire n'importe quoi.
Malgré la pluie qui gênait sa conduite, elle ne le
perdit pas de vue une seconde. Les lumières baveuses de la circulation, les
néons floutés des magasins, les bruits de moteurs omniprésents, le crissement
furieux des essuie-glaces sur le pare-brise, et la pluie, qui s'acharnait
toujours au-dehors en une volée de coups interminable, tout fusait autour
d'elle en un fondu chaotique mais elle ne se laissa pas distraire. Elle gardait
les yeux rivés sur sa Renault blanche cabossée. Il ne lui échapperait pas. Pas
lui, pas aujourd'hui. Il allait l'entendre. Il saurait. Il saurait qu'on ne la
prend pas pour une conne. Pas elle. Plus jamais.
Le doute la saisit lorsqu'il tourna à gauche au rond-point. Une réminiscence, une bribe d'information, une phrase lancée comme
ça, sur le ton de la conversation. Elle se ressaisit. Se devait de rester
concentrée, focalisée. Se devait de respecter son ressentiment. Laisser sa
rancune exploser. Ne pas fléchir. Ne pas faiblir.
Encore à gauche. Le même symbole qui surgissait, blanc
sur bleu, sinistre, droit et froid. Le coup de massue s'abattit. Elle le
ré-entendait à présent. Pouvait revoir la scène. Ce regard absent qu'elle avait
pris pour de l'indifférence à son égard. Cette voix qui se voulait neutre.
Comment avait-elle pu ne pas comprendre ? Comment avait-elle pu passer à
côté ? Sa colère et son mal d'amour se muèrent en une souffrance toute
autre, différente. Plus profonde. Plus cruelle. La honte pointait maintenant
son museau hideux. Une de ces races mauvaises dont les mâchoires ne se
desserrent plus une fois qu'elles se sont saisies de leur proie.
Elle trouva une place non loin de la sienne, sur le
parking. Il marchait devant elle, quelques minutes d’avance seulement. Il
venait juste d'entrer. Son cœur battait à tout rompre dans sa gorge, ses mains
tremblaient, ses jambes flanchaient. Il fallait qu'elle le rattrape avant
qu'elle ne puisse plus le trouver, avant qu'elle ne manque l'occasion. Elle se
mit à courir du mieux qu'elle le pouvait avec ses talons compensés. Slalomait
entre les voitures, sans chercher à éviter les flaques. Sa capuche avait
basculé vers l'arrière. Elle resta concentrée sur son objectif : atteindre
la porte tournante, le rattraper, lui dire. Les gouttes de pluie ruisselaient
sur son visage, glacées sur place par des bourrasques passagères. Ses cheveux
mouillés volaient autour d'elle, lui fouettaient les joues au rythme de sa
course essoufflée. Ses ongles vert pomme s'incrustaient dans la paume de ses
mains moites et crispées, poings fragiles mais déterminés. Lorsqu'elle pénétra
dans le hall d'entrée, il se dirigeait vers la salle d'attente. Elle cria son
nom d'une voix étranglée alors qu'il touchait presque la porte vitrée.
Il se retourna. Il ne semblait pas très troublé de la
voir là. Affichait un sourire pâle. Elle franchit les quelques mètres qui les
séparaient et voulut le saisir par les épaules, le secouer, lui hurler à la
figure toute la violence qu'elle contenait. Toute sa colère, sa déception, sa
douleur. Sa honte.
Mais les mots s'asséchaient, se transformaient en
poudre, en poussière, du sable dans sa bouche. Elle pouvait siffler, cracher
tout au mieux, pas parler. Elle ne pouvait que le fixer à travers ses mèches de
cheveux épars et trempés, furieuse, au bord des larmes.
Il rompit le silence haletant dont elle ne se
dépêtrait plus.
« Ma mère. On a eu les résultats. »
Elle tenta de contrôler son souffle, de formuler sa
question.
Il haussa les épaules, feignant la décontraction.
« Cancer, mais elle peut s'en sortir si elle est
suffisamment solide. C'est sa première chimio aujourd'hui. »
Ses larmes coulaient, elle ne pouvait plus les
retenir. Sa voix chavirait, mais elle parvint à articuler quelques mots
distincts.
Il baissa les yeux. Elle répéta sa question. Insista,
ajouta.
« Tu aurais pu... »
Il osa la regarder en face.
« J'aurais pu t'en parler, oui. J'aurais dû. Mais
je ne voulais pas t'embarquer là-dedans. Je suis pas comme toi, moi. Toi tu
réussis tout. T'es belle, t'es débrouillarde, t'es volontaire, t'as plein de
projets, du talent. J'suis pas comme ça moi. J'ai pas ton énergie. J'galère,
j'arrive pas à tout gérer en même temps. J'essaye de continuer à bosser et d'y
croire mais je sais pas si j'y arriverai. J'arrive déjà pas à accepter qu'elle
soit malade. J'peux pas. D'habitude ça me tire vers le haut de te voir faire
plein de trucs, mais en ce moment ça m'écrase. J'ai besoin de faire face. Seul.
J'suis désolé. »
Avec douceur, il la prit dans ses bras. Comme si c'était
elle qui avait besoin d'être consolée, rassurée, aimée. Il s'en alla. La laissa
là.
Immobile dans le hall d'entrée de l'hôpital, hors de
toute notion du temps, à côté du kiosque à journaux cafétéria qui s'improvisait
aussi fleuriste. Elle garda les yeux rivés au sol, sur un brin de marguerite
solitaire qui s'affaissait dans son pot de plastique noir enrubanné.
L'omniprésence des larmes qui lui brouillaient la vue rendait la scène encore
plus surréaliste. Irrecevable. Prise d'un vertige, elle alla s'appuyer contre
le mur.
Elle aurait voulu lui dire qu'il se trompait, qu'elle
aurait pu l'aider si seulement il lui en avait laissé la chance. Elle aurait
voulu pouvoir le lui dire et être sincère. Mais ç'aurait été mentir. Elle ne
pouvait pas l'aider. Comment aurait-elle pu l'aider alors même qu'elle avait
été incapable de voir qu'il souffrait. Alors qu'elle ne s'était même pas
intéressée à lui. A lui en tant que personne plutôt que petit ami. Et comment
aurait-elle pu l'aider quand elle n'arrivait même pas à s'aider elle-même. Elle
arrivait à prétendre, tout au plus. A faire croire. A faire croire, comme elle
était parvenue à la lui faire avaler, à lui aussi, sa comédie du bonheur.
Était-elle la seule victime de son mélodrame intérieur ? De cette compétition
inepte, cette course à la perfection et à la réussite apparente qui lui gâchait
la vie. Ce besoin de faire ses preuves, de se montrer sous le meilleur
jour ; tous les jours ; toujours. De suivre des principes qui
l'enserraient, la réduisaient, l'asphyxiaient. Tandis que les autres
profitaient tranquillement du rayonnement extérieur qu'elle s'épuisait à
rendre, de peur qu'une faille ne l'expose toute entière. Ne la détruise.
Dans l'eau trouble de ses sentiments,
amertume, tristesse, découragement,
faiblesse.
Et pourtant une lueur. Le reflet d'une lumière
enfouie.
Une once de douceur, un apaisement inattendu.
Une reconnaissance.
Les limites de son jeu, de son masque, de sa personne
– se confondaient peut-être. Peut-être pouvait-on y
croire ;
qu'elle y croirait elle aussi.
La vérité résidait quelque part, sans doute, tapie
dans un fourré verdoyant.
Et elle la révèlerait à elle-même. Il la lui avait
fait entrevoir.
L'avait aidée, en un sens.
Dans la naissance comme dans la mort, on est toujours
seul.
L'abandon se présente parfois être un mal nécessaire.
Une promesse.
Peut-être y avait-il une chance, un espoir.
Elle se laissa tomber lentement par terre, au pied du
mur. Ses doigts serrèrent les feuillets cartonnés, glissés à la va-vite dans le
fond de sa poche avant de prendre le volant. Le contact avec le papier rugueux
la ramena progressivement à la réalité. Elle cligna des yeux. Sortit peu à peu
de sa torpeur brumeuse. Reprit conscience de l'endroit où elle se trouvait.
Assise à même le sol, presque invisible aux yeux des
autres, elle regarda les gens s'affairer autour d'elle. Le monde ne s'était pas
arrêté de tourner. Il ne l'avait pas attendue. Elle devait avoir l'air
complètement perdue, assommée même, avec son manteau ouvert qui traînait par
terre, ses vêtements trempés, ses cheveux emmêlés, ses joues striées de
mascara, son nez rougi, ses yeux gonflés par les larmes et sa mine hagarde.
Mais peu lui importait. Certaines personnes lui jetaient un coup d’œil, en
passant, sans jamais stopper leur course. A l'hôpital on en voit bien d'autres.
Ici non plus, on n'a pas le temps de s'arrêter – ici encore moins qu'ailleurs.
Elle observait ce remue-ménage sans y prendre part. Les mères qui tiraient
leurs enfants récalcitrants, rechignant à s'aventurer plus en avant dans cette
odeur de médicaments. Les membres du personnel qui s'octroyaient une pause. Les
visiteurs temporaires à l'air aussi peu rafraîchi que les patients, et tous qui
n'avaient qu'une hâte, écrite, lisible, sur leur visage fatigué : sortir d'ici,
sortir d'ici au plus vite avant de s'y éteindre.
Triturant toujours le recueil dans ses poches, son
regard croisa celui d'une vieille dame, frêle et ratatinée, dont les yeux
ronds, d'un bleu si clair qu'ils en paraissaient presque larmoyants, restèrent
fixés sur elle jusqu'à ce que l'aide-soignante qui poussait son fauteuil la
fasse disparaître de son champ de vision. L'éclair apeuré qu'elle y entrevit
lui fit baisser la tête.
Apparut alors une tache jaune, dont les contours se
précisèrent au fur et à mesure. Un soleil de pollen dont les rayons s'étiraient
en pétales veloutés. Une nébuleuse de graines d'or, dissimulées au cœur d'une
fleur malingre, déracinée, égarée dans une agitation fébrile, malade, qui la
dépassait complètement. Une éclosion lente, laborieuse, rongée par endroits,
mais qui avait eu lieu malgré tout. Elle était là, elle existait. Cela
suffisait.
La fragilité apparente de la fleur, comprimée dans son
enveloppe de papier miroitant, qui survivait, pourtant, depuis combien de temps
déjà, dans cet environnement stérile.
Sans qu'elle s'en soit rendu compte, elle s'était
approchée, avait écarté les pans de plastique qui l'entourait pour mieux
observer ce fragment de perfection qui s'offrait à elle. Cette corolle éclatée,
d'un blanc doux et innocent, que supportait une tige, chétive et délicate. La
beauté, en toute simplicité. Une émotion.
On aurait pu l'écraser avec le pied, lui arracher ses
plumes, une à une. Elle risquait de disparaître à chaque instant. De mourir
ici, étouffée. Mais elle n'en avait pas conscience. Elle vivait. Elle n'avait
jamais cessé de vivre. Ne s'était même jamais posée la question. L'important,
c'était ça : vivre, persister, tant qu'on lui en laissait l'opportunité.
Avec précaution, elle souleva le pot et l'approcha de
son visage. Une odeur inattendue se dégagea à ce geste, une pointe d'humus
mêlée au parfum de la fleur. Sa vulnérabilité la rendait plus belle encore.
Précieuse en un sens.
Elle décida d'en prendre soin.