1 June 2014

Marguerite déracinée

Nouvelle écrite en Novembre 2012 et récompensée du 2nd prix Claude Nougaro 2014, section "nouvelle".


« Connard. »
C’était le seul mot qui ressortait clairement entre ses couinements de souris – et il se faisait récurrent. Repliée sur elle-même, les genoux appuyés contre le volant, elle essuya d’un geste rageur la goutte qui lui chatouillait les narines. Le bras tendu au maximum, elle tenta de caser son mouchoir sale dans le cendrier qui recrachait déjà son trop plein de chagrin. Le kleenex malmené rebondit sur les emballages de barres chocolatées et alla rouler côté passager, se mêlant aux tickets de caisse et de parking qui jonchaient la moquette. Face à ce nouveau coup du sort, elle ne put s'empêcher de laisser échapper un gémissement plaintif et prit une longue respiration à travers son rideau de larmes. Hoquetant, reniflant, elle se tortilla dans sa doudoune pour essayer de rattraper le pauvre monticule de papier-tissu détrempé, s'étirant par-dessus le levier de vitesse qui lui rentrait dans la hanche. Elle l'effleura du bout des doigts, s'entêta encore un peu jusqu'à ce qu'il finisse par être totalement hors de portée. Elle pesta, râla, se cogna la tête contre la boîte à gants et se redressa brusquement pour s’affaler contre le dossier et pleurer un peu plus, humiliée, vaincue.
Pourquoi ? Pourquoi la vie s’acharnait-elle ainsi contre elle ? Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter  pareille punition ? Pourquoi le moindre de ses efforts se soldait-il forcément par un échec, elle qui, pourtant, s'évertuait toujours à faire de son mieux ? L'injustice écrasante de sa situation l'accablait de tout son poids, la plombait d'une apathie de pierre. Lentement, elle laissa sa tête couler sur le côté. Impassible, indifférente, la pluie se déversait au-dehors en averses ininterrompues, s'abattait sur la carrosserie en un martèlement incessant, dégoulinait sur les fenêtres, s'infiltrait dans les nervures des pneus, s'écrasait sur le trottoir, remplissait les caniveaux jusqu'à ce qu'ils vomissent des flots torrentiels et écumeux qui emportaient déchets et mégots dans leur tourbillon. L'eau tombait si dru que les contours de la voiture se dissolvaient pour ne dessiner qu'une fontaine urbaine misérable, involontaire. La violence des précipitations était telle qu'on aurait cru à un châtiment divin. La joue tristement appuyée près de l’appuie-tête pelucheux, elle regarda les gouttes d'eau glisser sur la vitre. Elle aurait bien aimé couvrir le vacarme que provoquait ce déchaînement naturel avec un peu de musique romantique, fond sonore tout désigné pour la situation présente, mais le lecteur CD ne fonctionnait plus. A cause de lui d’ailleurs, puisque c'était lui qui avait voulu passer cet album de métal tout pourri qui avait déréglé le mécanisme et était resté coincé dedans. Connard.
Une légère brume s'élevait au-dessus du trottoir, fumet grisâtre qui se perdait dans la mélancolie ambiante. Tout se fondait en une grisaille monochrome, uniforme, éteinte et déprimée. Les couleurs s'y engluaient, fanées, délavées. Même le rose fuchsia de sa Mini Cooper se noyait dans le gris environnant. Seulement à l'intérieur subsistaient quelques teintes colorées, mais elles paraissaient ternes elles aussi, mornes, sans le moindre éclat. Pourtant, elle avait choisi elle-même les housses vert pomme de ses sièges. Le vert pomme, c'est la couleur pêchue par excellence. Assortie au jus de citron vert qu'elle buvait le matin pour se donner du tonus. Assortie à la pomme Granny qu'elle croquait à pleines dents en sortant de la salle de sport. Et assortie à son vernis à ongles du moment – mais il ne s'agissait là que d'une coïncidence. Amorphe, elle s'abandonna à la contemplation de ses mains récemment devenues parfaites.
Il y a quelques jours de cela, elle s'était en effet laissé convaincre par les arguments sans faille des magazines féminins de son amie Graziella – et par Graziella elle-même, en couple depuis des années : il fallait absolument qu'elle se rende au moins une fois par mois chez la manucure. Parce qu'un homme, ça se capture (relativement) facilement – n'importe quel boudin en est capable. Un homme bien, c'est déjà beaucoup plus difficile à trouver. Alors une fois le jules idéal miraculeusement dégotté, le plus dur reste encore de le garder. Autrement dit, ne plus le laisser partir. Autrement dit, ne pas lui donner envie d'arpenter d'autres rayons. Autrement dit, se donner les moyens de le garder. Et en jetant un coup d’œil aux ongles bien blancs, soigneusement limés, qui faisaient défiler les pages glacées du magazine pailleté sous son nez, elle avait fini par se dire que ça ne coûtait rien d'essayer. Enfin si, ça coûtait quelque chose, justement. Mais aller chez la manucure, faire rafraîchir sa coupe de cheveux, renouveler sa garde-robe et acheter des parures de lingerie irrésistibles, tout cela lui avait semblé de bons investissements, qui allaient de soi. C'était le package indispensable à la pose de fondations solides pour un couple flambant neuf. Toute entreprise nouvelle demandait bien, après tout, un certain capital de départ. Du moins, c'est ce qu'elle avait cru. Si elle avait su...
Le goût amer de la déception remonta dans sa gorge et ses yeux s'humidifièrent. Connard. Il ne les valait même pas, ces putains de 50 €. Combien il avait dépensé pour elle, hein ? Même pas     50, même pas 10 €... Ah oui, non, attends, il avait quand même payé pour cette fois, là, au cinéma... et puis, quand ils sortaient, il avait quand même tendance à... Oui, bon, il avait pas mal mis de sa poche, on pouvait le lui concéder. Mais niveau cadeaux, il n'arrivait pas à la cheville du mec de Graziella. Le seul témoignage de son « amour », de leur amour ridicule qui n'avait même pas passé le cap des trois mois, c'était cette peluche, cette peluche minable au regard mort qui se balançait lamentablement sous le rétroviseur, un diffuseur de parfum chimique gerbant à la fraise. Et puis c'était quoi cet animal, d'abord ? Un renard croisé avec un ours ? Qui avait pu concevoir un truc aussi grotesque ? Comment avait-il pu penser qu'elle puisse être contente de recevoir un truc pareil ? Et comment avait-elle pu être réellement contente de recevoir un truc pareil, et le remercier, le remercier en minaudant de son truc moche, qui empestait sa bagnole et diffusait aux alentours un sourire débile, faux, sirupeux, ironique, narquois, mais MERDE ! Elle allait dégager vite fait cette saloperie ! Ses doigts étouffant un couinement de protestation pathétique, elle l'empoigna avec véhémence, tenta de l'arracher, manqua déboîter le rétroviseur, se débattit un instant avec la ficelle qui était enroulée autour, réussit enfin à la détacher, ouvrit violemment la portière et balança la peluche, toujours souriante, à l'extérieur, sous la pluie battante.
Furibonde, elle se jeta contre son siège, le visage à nouveau trempé par les larmes. Puis s'effondra sur son volant, la tête dans les bras, les épaules secouées de sanglots. Elle ne s'arrêta de pleurer qu'après avoir survécu à une quinte de toux si violente qu'elle craignit un instant s'être décollé la plèvre. Elle se moucha plusieurs fois, ferma les yeux et tenta de se calmer. Elle essaya de se souvenir des exercices de relaxation de son cours de yoga. Mais ses pensées ne cessaient de tourbillonner en un vortex de plus en plus étourdissant. Elle finit par laisser tomber, encore plus exténuée qu'avant. Qu'elle aille se faire foutre, sa prof de yoga, avec ses jambes de gazelle, son sourire figé, sa bonne humeur factice et sa petite phrase philosophico-bouddhiste de fin de séance à la con. Bonté et amour pour son prochain, tu parles. Trop bon, trop con, ouais. Quelle connasse. Et quel connard.
Prise d'un accès de rage, elle se mit à fouiller dans sa boîte à gants, dans les recoins des portières, vérifia le tapis et les sièges arrière, vida son sac à main et en étala le contenu, puis, en désespoir de cause, renonça, l'énergie l'abandonnant aussi vite qu'elle était revenue. Elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même, disparaissant presque sous la fourrure synthétique humide de son manteau. Plus aucun carré de chocolat à portée de main, elle avait déjà tout englouti. Mais cela n'avait comblé en rien le vide sidéral qu'elle ressentait au fond de son ventre.
Ce vide qu'il avait créé en prononçant les mots « c'est fini. ».
Connard. Après tous les efforts qu'elle avait faits. Dire qu'elle s'était faite belle pour lui, cet après-midi. Tout ça pour se faire abandonner, d'un coup, sans raison. Ses cheveux mouillés lui tombaient en mèches désordonnées sur les yeux, lui picotaient les narines. Son maquillage devait avoir coulé. Quand elle y pensait... Toutes ces fois où elle était sortie de chez elle, toute guillerette ; toutes ces fois où elle avait claironné devant ses amies, faussement modeste, qu'elle avait rendez-vous avec lui. Lui, lui, toujours lui. Elle avait tellement misé sur cette histoire. Et voilà qu'elle se faisait plaquer. Plaquer, c'est ça, elle s'était fait plaquer. Plaquée, lourdée, larguée, jetée. Balancée aux ordures, reléguée à la décharge. Non, tout ce qu'on avait vécu ne valait rien, rien du tout – et je n'ai pas besoin de toi, tu ne m'apportes rien. Tu n'en vaux pas la peine.
Tu ne vaux rien.
Je préfère encore être seul.
Elle se retrouvait à nouveau seule. Elle ne voulait pas être seule.
En tâtonnant à la recherche d'un mouchoir, sa main tomba sur la lettre de la mairie. Elle en connaissait déjà le contenu. Et elle ne voulait pas la lire. Elle n'avait pas envie de la lire, la stupide nouvelle de sa sœur qui venait d'être primée. Elle ne savait même pas, avant de lire son dernier mail, qu'elle aussi avait participé au concours. Derrière son écran, elle avait formulé des félicitations explosives de bonne humeur. Pour ensuite aller noyer sa déception dans un pot de glace. Et voilà qu'on lui renvoyait à présent son échec en pleine face, en lui adressant le recueil des nouvelles gagnantes. Comme si elle pouvait avoir envie de le lire.
Une bouffée de colère l'envahit et elle déchira l'enveloppe, voulut mettre en pièces les feuillets cartonnés et ce nom, écrit noir sur blanc, qu'elle portait elle aussi et qui désignait quelqu'un d'autre. Mais le papier était trop épais, elle parvint à peine à le froisser. Ses pointes lui piquaient la paume des mains. Machinalement, elle fit craquer le cahier et tenta de le remettre à plat.
Fixant la couverture d'un œil éteint, elle repensa à tout ce temps passé devant son ordinateur. Toutes ces séances d'écriture nocturne relevées par le goût âpre de la caféine. Tous ces cours de marketing pendant lesquels elle n'avait fait que gribouiller, corriger, repenser, reprendre sa nouvelle. Sa fatigue aussi, la lassitude, l'insatisfaction, le désespoir parfois. Sa fierté devant les phrases qui se formaient, se liaient les unes aux autres, s'agençaient devant ses yeux. Ses espoirs enflés par une prose qu'elle avait eu l'impudence, la prétention de juger bonne – ou digne d'intérêt, au moins. Mais elle s'était trompée. Pourquoi s'y était-elle même essayé ? Quelle présomption avait bien pu la pousser à tenter sa chance malgré son absence manifeste de talent ? Bien sûr que c'était sa sœur qui avait remporté la couronne. Si elle avait su qu'elle enverrait un texte au même concours qu'elle, elle ne se serait même pas fatiguée à concourir. C'était toujours elle qui récoltait tout – le privilège de la cadette. C'était elle l'artiste de la famille. Qu'est-ce qu'une étudiante en management pouvait bien comprendre au pouvoir de la littérature ? Elle n'avait pas sa personnalité, son charisme, son assurance. Son sex-appeal. A la voir évoluer, tout semblait d'une simplicité enfantine. Un avenir radieux lui tendait les bras, un destin lumineux l'appelait à elle depuis toujours, lui fournissant juste ce qu'il fallait d'obstacles pour parsemer ses créations artistiques multiples et variées. Tout lui avait toujours réussi, à elle. A ses jolis yeux verts et son sourire solaire.
Le mouvement rapide d'une silhouette sombre tout près d'elle lui fit lever la tête. Quelqu'un qui courait se mettre à l'abri, sans doute. Qui rentrait se mettre au chaud. Peut-être était-ce un de ses voisins d'en face, un de ceux qu'ils s'amusaient à espionner depuis la fenêtre de sa cuisine quand ils mangeaient tous les deux. Elle jeta un coup d’œil automatique vers son immeuble. Son estomac fit un bond et elle se plaqua contre son siège, aux aguets. Elle aurait reconnu ce blouson rouge entre mille : c'était lui qui était là, sur le seuil. Pourvu qu'il ne remarque pas que sa voiture était toujours là. Elle essuya discrètement la buée pour ne manquer aucun de ses gestes. Elle le regarda hésiter devant les marches, rabattre sa capuche et s'élancer sous la pluie. Il s'engouffra dans sa R5.
Dans sa main gauche un bouquet de fleurs.

Le connard. Elle le savait, elle en était sûre. Il la quittait pour une autre. Sans doute son ex, dont il ne pouvait pas s'empêcher de parler. Eh bien qu'il aille la retrouver, si elle était si bien, si elle était si parfaite pour lui, cette pétasse. Et qu'il ne revienne pas en pleurant une fois qu'elle lui aurait brisé le cœur une seconde fois. Ça lui apprendra. Mais en attendant, il ne pouvait pas s'en sortir aussi facilement. Oh non. Il allait payer pour tout le mal qu'ils lui avaient fait, lui et tous les autres, pour toutes ces fausses promesses, ces gentils mots doux qu'il avait bafoués en la bazardant sans prévenir. Il saurait qu'elle n'était pas dupe, qu'elle savait de quoi il retournait vraiment. Il ne la prendrait pas pour une conne plus longtemps. Il ferait moins le malin. Oh oui, il verrait qu'on ne lui faisait pas croire n'importe quoi.
Malgré la pluie qui gênait sa conduite, elle ne le perdit pas de vue une seconde. Les lumières baveuses de la circulation, les néons floutés des magasins, les bruits de moteurs omniprésents, le crissement furieux des essuie-glaces sur le pare-brise, et la pluie, qui s'acharnait toujours au-dehors en une volée de coups interminable, tout fusait autour d'elle en un fondu chaotique mais elle ne se laissa pas distraire. Elle gardait les yeux rivés sur sa Renault blanche cabossée. Il ne lui échapperait pas. Pas lui, pas aujourd'hui. Il allait l'entendre. Il saurait. Il saurait qu'on ne la prend pas pour une conne. Pas elle. Plus jamais.


Le doute la saisit lorsqu'il tourna à gauche au rond-point. Une réminiscence, une bribe d'information, une phrase lancée comme ça, sur le ton de la conversation. Elle se ressaisit. Se devait de rester concentrée, focalisée. Se devait de respecter son ressentiment. Laisser sa rancune exploser. Ne pas fléchir. Ne pas faiblir.
Encore à gauche. Le même symbole qui surgissait, blanc sur bleu, sinistre, droit et froid. Le coup de massue s'abattit. Elle le ré-entendait à présent. Pouvait revoir la scène. Ce regard absent qu'elle avait pris pour de l'indifférence à son égard. Cette voix qui se voulait neutre. Comment avait-elle pu ne pas comprendre ? Comment avait-elle pu passer à côté ? Sa colère et son mal d'amour se muèrent en une souffrance toute autre, différente. Plus profonde. Plus cruelle. La honte pointait maintenant son museau hideux. Une de ces races mauvaises dont les mâchoires ne se desserrent plus une fois qu'elles se sont saisies de leur proie.

Elle trouva une place non loin de la sienne, sur le parking. Il marchait devant elle, quelques minutes d’avance seulement. Il venait juste d'entrer. Son cœur battait à tout rompre dans sa gorge, ses mains tremblaient, ses jambes flanchaient. Il fallait qu'elle le rattrape avant qu'elle ne puisse plus le trouver, avant qu'elle ne manque l'occasion. Elle se mit à courir du mieux qu'elle le pouvait avec ses talons compensés. Slalomait entre les voitures, sans chercher à éviter les flaques. Sa capuche avait basculé vers l'arrière. Elle resta concentrée sur son objectif : atteindre la porte tournante, le rattraper, lui dire. Les gouttes de pluie ruisselaient sur son visage, glacées sur place par des bourrasques passagères. Ses cheveux mouillés volaient autour d'elle, lui fouettaient les joues au rythme de sa course essoufflée. Ses ongles vert pomme s'incrustaient dans la paume de ses mains moites et crispées, poings fragiles mais déterminés. Lorsqu'elle pénétra dans le hall d'entrée, il se dirigeait vers la salle d'attente. Elle cria son nom d'une voix étranglée alors qu'il touchait presque la porte vitrée.
Il se retourna. Il ne semblait pas très troublé de la voir là. Affichait un sourire pâle. Elle franchit les quelques mètres qui les séparaient et voulut le saisir par les épaules, le secouer, lui hurler à la figure toute la violence qu'elle contenait. Toute sa colère, sa déception, sa douleur. Sa honte.
Mais les mots s'asséchaient, se transformaient en poudre, en poussière, du sable dans sa bouche. Elle pouvait siffler, cracher tout au mieux, pas parler. Elle ne pouvait que le fixer à travers ses mèches de cheveux épars et trempés, furieuse, au bord des larmes.
Il rompit le silence haletant dont elle ne se dépêtrait plus.
« Ma mère. On a eu les résultats. »
Elle tenta de contrôler son souffle, de formuler sa question.
Il haussa les épaules, feignant la décontraction.
« Cancer, mais elle peut s'en sortir si elle est suffisamment solide. C'est sa première chimio aujourd'hui. »
Ses larmes coulaient, elle ne pouvait plus les retenir. Sa voix chavirait, mais elle parvint à articuler quelques mots distincts.
Il baissa les yeux. Elle répéta sa question. Insista, ajouta.
« Tu aurais pu... »
Il osa la regarder en face.
« J'aurais pu t'en parler, oui. J'aurais dû. Mais je ne voulais pas t'embarquer là-dedans. Je suis pas comme toi, moi. Toi tu réussis tout. T'es belle, t'es débrouillarde, t'es volontaire, t'as plein de projets, du talent. J'suis pas comme ça moi. J'ai pas ton énergie. J'galère, j'arrive pas à tout gérer en même temps. J'essaye de continuer à bosser et d'y croire mais je sais pas si j'y arriverai. J'arrive déjà pas à accepter qu'elle soit malade. J'peux pas. D'habitude ça me tire vers le haut de te voir faire plein de trucs, mais en ce moment ça m'écrase. J'ai besoin de faire face. Seul. J'suis désolé. »
Avec douceur, il la prit dans ses bras. Comme si c'était elle qui avait besoin d'être consolée, rassurée, aimée. Il s'en alla. La laissa là.
Immobile dans le hall d'entrée de l'hôpital, hors de toute notion du temps, à côté du kiosque à journaux cafétéria qui s'improvisait aussi fleuriste. Elle garda les yeux rivés au sol, sur un brin de marguerite solitaire qui s'affaissait dans son pot de plastique noir enrubanné. L'omniprésence des larmes qui lui brouillaient la vue rendait la scène encore plus surréaliste. Irrecevable. Prise d'un vertige, elle alla s'appuyer contre le mur.

Elle aurait voulu lui dire qu'il se trompait, qu'elle aurait pu l'aider si seulement il lui en avait laissé la chance. Elle aurait voulu pouvoir le lui dire et être sincère. Mais ç'aurait été mentir. Elle ne pouvait pas l'aider. Comment aurait-elle pu l'aider alors même qu'elle avait été incapable de voir qu'il souffrait. Alors qu'elle ne s'était même pas intéressée à lui. A lui en tant que personne plutôt que petit ami. Et comment aurait-elle pu l'aider quand elle n'arrivait même pas à s'aider elle-même. Elle arrivait à prétendre, tout au plus. A faire croire. A faire croire, comme elle était parvenue à la lui faire avaler, à lui aussi, sa comédie du bonheur. Était-elle la seule victime de son mélodrame intérieur ? De cette compétition inepte, cette course à la perfection et à la réussite apparente qui lui gâchait la vie. Ce besoin de faire ses preuves, de se montrer sous le meilleur jour ; tous les jours ; toujours. De suivre des principes qui l'enserraient, la réduisaient, l'asphyxiaient. Tandis que les autres profitaient tranquillement du rayonnement extérieur qu'elle s'épuisait à rendre, de peur qu'une faille ne l'expose toute entière. Ne la détruise.

Dans l'eau trouble de ses sentiments,
amertume, tristesse, découragement,
faiblesse.
Et pourtant une lueur. Le reflet d'une lumière enfouie.
Une once de douceur, un apaisement inattendu.
Une reconnaissance.
Les limites de son jeu, de son masque, de sa personne
– se confondaient peut-être. Peut-être pouvait-on y croire ;
qu'elle y croirait elle aussi.
La vérité résidait quelque part, sans doute, tapie dans un fourré verdoyant.
Et elle la révèlerait à elle-même. Il la lui avait fait entrevoir.
L'avait aidée, en un sens.
Dans la naissance comme dans la mort, on est toujours seul.
L'abandon se présente parfois être un mal nécessaire.
Une promesse.
Peut-être y avait-il une chance, un espoir.

Elle se laissa tomber lentement par terre, au pied du mur. Ses doigts serrèrent les feuillets cartonnés, glissés à la va-vite dans le fond de sa poche avant de prendre le volant. Le contact avec le papier rugueux la ramena progressivement à la réalité. Elle cligna des yeux. Sortit peu à peu de sa torpeur brumeuse. Reprit conscience de l'endroit où elle se trouvait.
Assise à même le sol, presque invisible aux yeux des autres, elle regarda les gens s'affairer autour d'elle. Le monde ne s'était pas arrêté de tourner. Il ne l'avait pas attendue. Elle devait avoir l'air complètement perdue, assommée même, avec son manteau ouvert qui traînait par terre, ses vêtements trempés, ses cheveux emmêlés, ses joues striées de mascara, son nez rougi, ses yeux gonflés par les larmes et sa mine hagarde. Mais peu lui importait. Certaines personnes lui jetaient un coup d’œil, en passant, sans jamais stopper leur course. A l'hôpital on en voit bien d'autres. Ici non plus, on n'a pas le temps de s'arrêter – ici encore moins qu'ailleurs. Elle observait ce remue-ménage sans y prendre part. Les mères qui tiraient leurs enfants récalcitrants, rechignant à s'aventurer plus en avant dans cette odeur de médicaments. Les membres du personnel qui s'octroyaient une pause. Les visiteurs temporaires à l'air aussi peu rafraîchi que les patients, et tous qui n'avaient qu'une hâte, écrite, lisible, sur leur visage fatigué : sortir d'ici, sortir d'ici au plus vite avant de s'y éteindre.
Triturant toujours le recueil dans ses poches, son regard croisa celui d'une vieille dame, frêle et ratatinée, dont les yeux ronds, d'un bleu si clair qu'ils en paraissaient presque larmoyants, restèrent fixés sur elle jusqu'à ce que l'aide-soignante qui poussait son fauteuil la fasse disparaître de son champ de vision. L'éclair apeuré qu'elle y entrevit lui fit baisser la tête.

Apparut alors une tache jaune, dont les contours se précisèrent au fur et à mesure. Un soleil de pollen dont les rayons s'étiraient en pétales veloutés. Une nébuleuse de graines d'or, dissimulées au cœur d'une fleur malingre, déracinée, égarée dans une agitation fébrile, malade, qui la dépassait complètement. Une éclosion lente, laborieuse, rongée par endroits, mais qui avait eu lieu malgré tout. Elle était là, elle existait. Cela suffisait.
La fragilité apparente de la fleur, comprimée dans son enveloppe de papier miroitant, qui survivait, pourtant, depuis combien de temps déjà, dans cet environnement stérile.
Sans qu'elle s'en soit rendu compte, elle s'était approchée, avait écarté les pans de plastique qui l'entourait pour mieux observer ce fragment de perfection qui s'offrait à elle. Cette corolle éclatée, d'un blanc doux et innocent, que supportait une tige, chétive et délicate. La beauté, en toute simplicité. Une émotion.
On aurait pu l'écraser avec le pied, lui arracher ses plumes, une à une. Elle risquait de disparaître à chaque instant. De mourir ici, étouffée. Mais elle n'en avait pas conscience. Elle vivait. Elle n'avait jamais cessé de vivre. Ne s'était même jamais posée la question. L'important, c'était ça : vivre, persister, tant qu'on lui en laissait l'opportunité.
Avec précaution, elle souleva le pot et l'approcha de son visage. Une odeur inattendue se dégagea à ce geste, une pointe d'humus mêlée au parfum de la fleur. Sa vulnérabilité la rendait plus belle encore. Précieuse en un sens.
Elle décida d'en prendre soin.

29 May 2014

Création longue - Extrait 32 (Chapitre 5)

Le canapé a été rabattu contre le mur pour faire plus de place. Juste assez pour le sapin, qu’on époussète pour le placer à côté de la cheminée électrique, puis pour la table à rallonge du 25 midi, la rallonge consistant en une planche posée sur des tréteaux, dont on s’applique à camoufler la grossièreté sous une belle nappe blanche en dentelles – celle qui va avec le service en porcelaine fine et qu’on ne sort que pour les réunions de famille. Avant, les parents de Marion mettaient un point d’honneur à acheter un vrai sapin. Un qui sentait la résine, l’humus et les forêts de conifères sauvages, un qui perdait ses épines dans des feux d’artifice de plus en plus fournis au fur et à mesure que s’approchait le nouvel an. On en trouvait encore des mois après, perfidement emberlificotés dans la moquette, en attente d’un orteil innocent à picoter. C’était encore pire quand Berlioz, leur chat, était encore en vie. Dénuder l’arbre de ses épines à grands coups de patte surexcités constituait son passe-temps préféré. Marion, petite, était convaincue que c’était sa façon à lui de prendre part aux festivités. C’est pourquoi elle tenait tant à glisser un nouveau jouet en mousse dans la corbeille du matou gris chaque décembre. S’il était capable de ressentir l’atmosphère de Noël, il était injuste qu’il ne reçoive pas un témoignage d’affection lui aussi. Même si on retrouvait bien souvent le témoignage d’affection de l’année précédente en train d’agoniser dans un coin entre deux meubles, poussiéreux et hors de portée, d’une année à l’autre.
Berlioz était mort depuis longtemps. Le mariage de ses parents aussi. Les choses avaient changées, s’étaient progressivement muées en d’autres traditions. Sa mère privilégiait le pratique, avec plus ou moins de conviction selon son degré de culpabilité du moment. C’est sûr, un sapin en plastique ça a moins de charme qu’un véritable arbre, mais au moins on n’en coupe pas un tous les ans, on a juste à aller le chercher dans le grenier… c’est plus écologique, et plus économique, aussi. Et puis, ces épines, tu te rends compte ? ce n’était vraiment plus possible ! dans la maison, ça allait encore, mais dans l’appartement c’est beaucoup plus encombré, j’en aurais pour des semaines à passer le balai, c’est d’un pénible… Et la planche à tréteaux, ancienne surface de bricolage pour son père, avait trouvé une nouvelle utilité, contrat fixe et annuel, nettement plus stable que sa fugace carrière d’atelier peinture sur verre après le divorce, et sa brève incursion dans la peinture sur soie après l’arrivée de Catherine, la belle-mère officielle.
Une autre année qui se termine… Le dernier petit cousin soufflera début janvier une bougie supplémentaire, tu le crois ça ? Hier encore à la maternité, et le voilà à jouer avec des armes factices… Ta tante a pris un coup de vieux, non, t’en penses quoi ? Ses joues se sont plissées… Et ses mains… ! Noël implique toujours un bilan de l’année écoulée. Sitôt la brillance colorée des papiers cadeaux disparue, l’effervescence s’estompe pour laisser place aux perspectives peu réjouissantes. L’hiver s’étend froid et sans joie car dépourvu de l’impatience des fêtes. Bientôt ce sera la rentrée. On se nourrit des restes du réveillon les jours suivants ; pendant une bonne semaine des assiettes à réchauffer avec des pâtes ou des haricots verts, mais ça n’a plus la même saveur. C’est à ce moment-là que la nostalgie frappe. Une fois que les responsabilités reprennent leur priorité sur le temps en famille. Du moins c’est à ce moment-là que Marion ressent plus fortement l’écoulement incessant du sable dans le sablier. Qui a ceci de sournois que le verre du réceptacle supérieur est flouté, de sorte qu’on ignore toujours la quantité restante. Et qu’on ne peut jamais le retourner pour en inverser la course. On ne peut que se contenter de poser la main sur sa surface, essayer de deviner, de polir, de ralentir, peut-être. Peau en contact avec la vitre froide surgissent les images des années précédentes, plus ou moins lointaines, avec leur lot de peines et de bonheurs. Ça gâche le moment présent mais le sublime en même temps de cette mélancolie diffuse, celle qui convoque les morts ou les absents, comme la beauté hivernale se voit sublimée par la couche de givre qui vient couvrir le sol. Marion est habituée à ces sautes d’humeur post-nativité. Mais elles se sont manifestées plus tôt cette année. Sortir les décorations des cartons, se replonger dans la maison familiale après une longue absence, cela a ravivé ses souvenirs avec davantage de force. La nostalgie s’immisce cette fois-ci tel un courant d’air froid, s’amoncelle en brouillard entre elle et les autres, assis à ses côtés le long de la grande table. Elle se sent reculée, la gaieté ne perce pas. C’est sans doute la fatigue, aussi, du moins c’est ce qu’elle prétexte. Elle s’était réjouie, pourtant, de retrouver tout le monde. Son monde.
Rien n’a changé, c’est tellement rassurant. Les mêmes tableaux aux murs, la même disposition, le même bazar dans les placards de la cuisine, la même lueur lava bleutée en provenance de la chambre de Cyril, la même odeur d’encens devant celle d’Aurélie. Et puis sa chambre à elle, son lit, l’orange pâle de la tapisserie qu’elle s’était choisie ado. Le plaisir, le soulagement d’y poser sa valise, d’ouvrir la fenêtre pour aérer et contempler la même vue qui bordait sa fenêtre depuis plus de douze ans. Les gens non plus n’avaient pas changé. Damien, les cheveux un peu plus longs mais toujours aussi prévenant, investi et maniaque (il avait bien sûr changé de brosse à dents depuis octobre, celle en date était violette). Selma, posée, aimante et douce. Yannick, savamment débraillé, enthousiaste et bavard. Et sa famille aussi. Fidèles à eux-mêmes. Sa mère, anxieuse et débordante d’affection. Aurélie, explosive et impliquée. Cyril, apathique et serein. L’oncle Martin, la tante Sylviane aussi, et leur tripotée de gosses – toujours aussi énergiques ceux-là, ça fait plaisir à voir ! Non, rien n’avait vraiment changé. A un détail près.
« C’est quoi ce truc-là ?
- C’est de l’houmous.
- De l’ou-quoi ?
- De l’houmous. De la purée de pois-chiches. C’est une recette orientale. C’est très bon.
- Je te crois sur parole. Corinne, il est où le foie gras, tu l’apportes ? »
Maniques encore aux mains, leur mère déposa deux assiettes remplies de galettes de pommes de terre entre les bâtonnets de carottes et les tronçons de chou-fleur. Elle se racla la gorge avant de prendre la parole.
« Aurélie s’est proposée de faire de l’houmous cette année. Comme elle est devenue végétarienne… C’est la troisième fois qu’elle nous en fait maintenant, c’est vraiment délicieux avec les carottes crues, tu devrais goûter Martin !
- Non mais d’accord c’est très bien qu’elle soit végétarienne tout ça, elle me paraît très bonne cette mixture, elle peut se manger ses pois-chiches tranquille, ça ne me pose strictement aucun problème mais nous, nous, on a bien du foie gras, Corinne ? Du foie gras du Sud-Ouest, hein Corinne, on en a ? »
Elle adressa un sourire gênée aux assiettes de crudités.
« Hé bien tu vois, Aurélie a fait des recherches et bon, disons que, même si on aime tous beaucoup ça, pour le goût et puis aussi pour le terroir, hein, bien sûr, l’économie locale, le savoir-faire traditionnel, tout ça c’est très important, surtout dans nos régions, j’en suis consciente, mais bon, il faut bien admettre, c’est en contradiction avec ses convictions. Ces pauvres bêtes qu’on gave jusqu’à les rendre malade…
- Toute cette souffrance juste pour le plaisir de nos papilles, c’est révoltant. De quoi couper l’appétit de toute personne un minimum empathique... Humaine, quoi. D’ailleurs, la grande majorité des bouddhistes sont végétariens. »
L’oncle Martin allait des yeux sombres et déterminés d’Aurélie au regard fuyant de sa sœur, l’air de plus en plus hagard. Il était clair que la nouvelle passion de sa nièce pour les philosophies orientales lui passait bien au-dessus de la tête. Quelque chose de crucial lui échappait dans cette situation. Et leur échapper à elles, surtout.
« Oui, oui, enfin, je suis bien d’accord, c’est très bien tout ça, c’est beau d’avoir des convictions, à ton âge, j’en avais plein aussi… mais tout de même, un Noël sans foie gras, c’est… c’est inimaginable, hein ? C’est une blague Corinne, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu plaisantes.
- Non… on s’est dit que, pour une fois, on pourrait s’en passer… Et l’houmous, ce sont des protéines tu sais ? Des protéines végétales. C’est excellent pour la santé, les protéines végétales.
- Mais… mais enfin ce ne sont pas les protéines qui me… bon, du calme. OK, la petite a des opinions…
- J’ai 18 ans en février !
- … et elle les défend bien, hein, ça on lui enlèvera pas… Du caractère cette gosse, je l’ai toujours dit ! mais enfin quoi, Corinne, un Noël sans foie gras, tu n’y penses pas ! Et les nôtres de convictions, hein ?
- Des convictions, des convictions, faut pas exagérer Martin… Des habitudes, tout au plus, il faut savoir changer de temps en temps… »
Mais l’oncle Martin n’était pas un grand adepte du changement. Il aimait mieux que les choses restent à la place qu’on leur avait attribuée. Et il n’aimait pas être contredit. La moindre divergence d’opinion le plongeait dans une perplexité abyssale tandis qu’il vous fixait d’un air songeur, tout à la fois peiné et déconcerté, comme s’il trouvait dommage qu’on puisse nager dans l’erreur à ce point-là – une personne pensant différemment de lui étant forcément dans l’erreur. Ils en avaient encore pour des heures à discuter de ce foie gras. L’année prochaine, on reparlerait de cette mésaventure atroce – et on aura prié entretemps pour que tout rentre dans l’ordre. Marion se trouvait soulagée que son entretien annuel soit déjà passé – alors, où est-ce que tu en es, toi, hein ? notre petite universitaire ! Elle ne se sentait pas la patience de soutenir pendant longtemps l’expression éberluée qui s’affichait sur le visage de son oncle, aujourd’hui encore moins que les années précédentes.
Comme d’habitude, ce n’était pas lui qui avait initié la conversation, mais sa femme Sylviane. La modeste tante Sylviane, qui opposait à l’exubérante volubilité fanfaronne de son mari la ferme tranquillité d’un silence souriant. Pendant qu’il taquinait sa sœur sur son nouveau hobby (« de la zumba ?! toi ?! ») tandis que celle-ci s’efforçait de fournir en boisson tous les convives, la tante Sylviane s’était approchée d’elle.
« Alors Marion, comment tu te trouves en Angleterre ? »
Elle lui tendit le verre de vin blanc que sa mère venait de lui remplir et la couva de son regard bienveillant. Marion aimait bien sa tante. Elle admirait sa beauté discrète, la luminosité douce de son sourire et le charme de ses taches de rousseur. A elle, elle savait qu’elle pouvait parler. Qu’elle écouterait. Au contraire de son oncle.
« C’est vrai ça Marion, tu ne nous as pas encore raconté, ils sont comment les British ?
- Oh ben heu, ça se passe bien… C’est vraiment une belle expérience, je suis contente de…
- Tu dois bien parler anglais, maintenant, hein ? Speak English very much, isn’t it? Yes, yes very much I do!  Hahaha ! »
Depuis qu’elle avait commencé ses études d’anglais, son oncle s’évertuait à lui faire la même blague tous les ans. Sans se rendre compte que l’aspect répétitif de sa boutade n’était pas sans paraître légèrement réductrice, à la longue, envers la langue et la culture qui passionnaient sa nièce.
« Elle était déjà bilingue avant de partir de toute façon.
- Oh, ça c’est ce que Maman raconte. J’avais un bon niveau avant de partir oui, mais je peux te dire que maintenant que je suis là-bas je me rends bien compte que j’ai encore beaucoup de progrès à faire… Niveau compréhension, j’ai besoin d’un temps d’adaptation pour chaque interlocuteur, pour me faire à sa voix, son accent… Et niveau production il y a des jours où je me retrouve à faire des fautes de grand débutant, des fautes que je ne faisais même jamais en France, c’est un peu désespérant… ! A force d’utiliser la langue au quotidien on prend de moins en moins de temps pour préparer ses phrases… donc, forcément, on se plante… !
- Ce qui prouve que tu as atteint un certain niveau d’aisance, non ?
- Vu dans ce sens-là… sans doute, oui.
- Et alors, t’as rencontré la reine ? T’as pris le thé avec le prince aux grandes oreilles ou pas encore ?
- … Pas encore, non… En fait…
- Ah, ces Anglais, ils me feront toujours rire ! Avec leurs manies, là… Faut toujours qu’ils fassent différemment de tout le monde ! La conduite à gauche, la livre sterling, la famille royale…
- C’est loin d’être les seuls à avoir gardé une monarchie en Europe. En fait…
- Et alors, c’est quand que tu rentres ? A la fin de l’année c’est ça ? »
Si l’oncle Martin avait été un tantinet observateur, il aurait pu remarquer que le visage de Marion s’était brusquement assombri à cette question. Mais il était davantage concentré sur l’ambiance festive et son verre d’apéro que sur le ressenti de sa nièce. L’important était d’avoir posé les questions que tout bon oncle se devait de poser à la fille aînée de sa sœur lors de leur rencontre annuelle. En écouter les réponses, c’était facultatif. Les comprendre, encore plus. Cela faisait belle lurette qu’elle n’en attendait plus autant de sa part. L’oncle Martin n’aimait pas le changement, elle le savait bien. Si on partait quelque part, on devait en revenir. Ainsi en allaient les choses. Qu’aurait-il pu comprendre à ce qu’elle traversait en ce moment ?
« Oui. C’est ça. Mon contrat de logement se termine fin juin.
- Et tu fais quoi après ça ? Tu continues en thèse, c’est ça ? »
Un frisson glacé lui parcourut l’échine à ces mots. Marion avait espéré que le doute qui l’avait saisie au moment d’énoncer ses projets post-Erasmus à Anna n’était que temporaire. C’est pourquoi elle prenait grand soin à y penser le moins possible. Une simple hésitation, la peur d’échouer avant même de s’y coller. La motivation allait revenir. Elle devait revenir. Ce n’était que dans le bon accomplissement de ce projet futur qu’elle était partie en Erasmus après tout. Oui, la motivation allait revenir, et avec elle ses certitudes. Elles allaient de pair, ces deux-là. Nul besoin de céder à la panique. Elle répondit calmement, sourire forcé en coin :
« Master d’abord, tonton. La thèse, c’est un peu plus loin... »
Sylviane n’avait pas tardé à se faire réquisitionner par le petit dernier. Marion se retrouvait seule face au faux intérêt de son oncle, déjà distrait, déjà appelé par son prochain devoir à accomplir – aller s’enquérir de la préparation d’Aurélie pour son bac. Mieux valait ne pas le retenir trop longtemps.
« Hé oui, après ça, faudra se mettre au boulot hein ? C’est pas en faisant la fête entre copains que ça va avancer tout ça, hein ! Faut pas croire, ta mère, elle m’en raconte, des choses… »
Il lui adressa un clin d’œil complice et adopta une voix aigüe supposée imiter celle de Corinne.
« Elle en profite, hein ! Elle sort beaucoup, elle voyage… Mais hé ! on me la fait pas à moi ! Après tout ça, ça sera back to work dare-dare, hein ! »
Il se tapotait le bout du nez, satisfait de ses bons mots. Voilà. Exactement tonton, tu as tout compris. Erasmus n’est qu’une parenthèse. Avec un début et une fin, bien définis. Une expérience que les jeunes ont bien raison de vivre une fois dans leur existence, histoire d’en profiter. Les voyages forment la jeunesse, c’est bien ce qu’on dit. Mais une fois la parenthèse fermée, il convient de s’y remettre. De se couler dans le moule. De se laisser emporter par la grisaille d’un quotidien bien réglé, bien scellé, bien prévisible – métro, boulot, dodo. Ainsi en allaient les choses. Au moins pouvait-on se féliciter d’avoir vécu au moins une année de sa vie, à fond. C’était ce qu’elle entendait dans ce discours. Déjà qu’elle s’était embarquée dans un domaine d’études relativement incertain, dont l’enseignement était un des rares débouchés à peu près fiables, il convenait de ne pas se saborder totalement. Retourner aux choses sérieuses après la rigolade, fissa.
Elle aurait pu argumenter. Essayer d’expliquer que c’était tellement plus que ça, que ce n’était pas seulement sortir ou se promener. C’était découvrir, c’était s’ouvrir, c’était s’étonner à nouveau. C’était apprendre autrement, en se confrontant à un autre système éducatif, à d’autres façons de vivre, de penser. Mais l’oncle Martin ne pouvait pas comprendre cela. Elle afficha un nouveau sourire forcé et répondit :
« Non c’est vrai. On te la fait pas, à toi. »
C’était là que la nostalgie s’était insinuée, en traître, entre le plat d’houmous et la dinde aux marrons. Une nostalgie différente. S’imposaient des images des années passées, oui. Les quelques souvenirs qu’elle possédait de leur famille encore unie, lorsqu’une seule table, même à rallonge, n’aurait pas suffi pour accueillir tout le monde. Comme tous les ans. Mais c’était aussi la nostalgie d’autre chose. D’un monde qu’aucune des personnes qui l’entouraient ne connaissaient. D’un monde qui n’appartenait qu’à elle. Un monde multicolore, multilingue et multiculturel. Mouvant. Plus elle en parlait et plus elle se demandait : n’exagérait-elle pas un peu le tableau ? N’était-ce pas une moue sceptique qu’elle détectait sur le visage d’Aurélie, une pointe d’incrédulité dans les yeux de son oncle ? Est-ce que ça pouvait objectivement être aussi génial qu’elle le décrivait ? Pire, existait-il réellement, ce monde bigarré ? Personne ici ne pouvait en témoigner, ils n’avaient que sa parole à laquelle se fier. Et elle-même commençait à douter de sa réalité. Des choses avaient changé, elle avait changé, c’était vrai, elle le sentait. La robe qu’elle portait venait d’Angleterre, elle avait ramené des crackers de Noël et des gâteaux anglais pour ses petits cousins, ils étaient là, sur la cheminée. C’était une preuve, non ? Elle ne pouvait quand même pas s’être inventée trois mois de sa vie ! Mais ces nouveautés paraissaient si dérisoires face au bloc bétonné de ce quotidien qu’elle connaissait depuis toujours, ce quotidien où rien, ou presque, n’avait bougé. Le château de cartes ne faisait pas le poids. Et pourtant, cette construction précaire bâtie en à peine un trimestre avait été suffisamment puissante pour fissurer le bloc. Par la fissure s’échappaient ses certitudes mais personne ne s’en rendait compte. A chaque anecdote qu’elle rapportait sur la vie rêvée qu’elle menait dans ce pays lointain, la fissure s’élargissait un peu plus. Mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Peut-être avait-elle envie qu’on remarque ce changement en elle, envie de le porter sur elle comme elle arborait ses chaussettes montantes rayées blanc et rouge aux couleurs de Noël mais personne ne le voyait. Personne ne voulait voir que ce n’était pas qu’une parenthèse mais une ouverture, une brèche sur quelque chose de tellement grand que ça en donnait le vertige. Personne ne voulait le reconnaître. Elle-même n’était pas sûre de le vouloir. Trop risqué. Elle ne voulait pas répondre à la question « et maintenant ? », ne voulait pas voir en face le fait que la réponse lui échappait.
Alors elle se raccrochait comme elle pouvait à ces cailloux, ces fragments d’un quotidien éloigné qu'elle disséminait soigneusement comme le petit Poucet dans l’obscurité de la forêt, avec l’espoir de trouver une réponse tout au bout du chemin. De l’extérieur, on aurait dit qu’elle les offrait, ces cailloux, qu’elle les présentait comme elle faisait circuler tout à l’heure le plateau d’amuse-gueules – des historiettes et autres faits étonnants sur les bizarreries à l’anglaise, tout son beau stock y est passé : la pause thé de ses cours de litté, le mug de son prof citant Oscar Wilde (« J’adore m’écouter parler »), le thé qu’on lui servit d’emblée chez le coiffeur, la grandeur raffinée des magasins Harrods dans le centre de Londres, tout spécialement illuminés pour les fêtes de Noël. Elle en proposait d’autres avec moins de succès, mélanges trop exotiques qui restaient sur l’assiette. Défendre contre l’oncle Martin que beaucoup d’Anglais n’en avaient rien à faire de la famille royale, qu’ils ne prenaient pas forcément des œufs et du bacon tous les matins et qu’il était même plus facile d’être végétarien là-bas qu’en France ne produisait que peu d’effets. Tout au plus un haussement de sourcil comme marque d’intérêt. C’était plus facile de recevoir des faits qui réconfortaient dans les idées préconçues, soigneusement entretenues, sur le pays qu’elle apprenait à aimer. C’était moins dérangeant. Moins de remous quand les cailloux venaient heurter la surface de l’eau. On aurait dit qu’elle partageait mais au fond elle les gardait pour elle, comme une collection rare de perles dans un écrin de nacre. Le seul trésor qui lui rappelait encore où elle en était maintenant : entre les deux. En arrivant en Angleterre, elle ne cessait de faire référence à ce qu’elle connaissait. « En France, on fait plutôt comme ça. » Aujourd’hui, quasiment toutes ses phrases commençaient par « c’est marrant parce que, en Angleterre… ». La position était inconfortable. Une sorte de grand écart par-dessus la Manche, pour s’efforcer de relier au mieux ses deux pays, natal et d’adoption. La souplesse n’avait jamais été son fort.     
Elle s’isola quelques instants dans la salle de bains. Se passa un gant d’eau fraîche sur la figure et examina son reflet dans le miroir. Aucun tourment intérieur ne paraissait. Seulement dans l’intensité de son regard décelait-elle une nuance d’inquiétude.
Pourquoi te mettre dans un état pareil maintenant ? Tu en rêvais de ce repas de fête avec ceux que tu aimes, pourquoi faut-il que tu compliques toujours tout ? Pourquoi te laisser harceler par ces questions métaphysiques alors qu’il te suffirait juste de te remplir la panse et d’absorber toutes ces bonnes ondes, familières et familiales ? Les choses sont-elles vraiment si différentes d’avant ? Est-ce que ce ne serait pas juste dans ta tête, tout ça ?
La vibration de son portable dans la poche de son veston la ramena à la réalité immédiate : Steven. Un peu plus tôt dans la journée, elle lui avait recopié une des blagues qu’elle avait trouvées dans ses crackers et qui n’avait fait rire qu’elle, dans l’espoir de se sentir moins seule dans son appréciation de l’humour absurde. Il avait renchéri avec une autre devinette dont il lui donnait maintenant la réponse : « Comment appelle-t-on un poussin dans un costume de coquille ? »  « Un œuf. » Elle explosa de rire et capta à nouveau son reflet dans le miroir. L’inquiétude avait fait place à un sursaut de bonne humeur. Revenue au présent en un claquement de doigts, loin des élucubrations de son esprit méandreux. La voix ferme de la sagesse tranquille telle que sa sœur la lui rabâchait depuis cinq jours se manifesta – son homologue angoissée reléguée au placard pour quelques temps. Pour une fois que tu n’as aucun devoir à rendre pendant ces vacances, tu ne voudrais pas simplement en profiter ? Te reposer ? Etre heureuse ? C’était peut-être aussi simple que ça, après tout. Rester dans le moment, être consciente de ce qu’on possède, et s’en réjouir. Ça valait le coup d’essayer.